lundi 1 juin 2009

Gracq 1: Argol

J'ai commencé Au chateau d'Argol de Julien Gracq. Il s'agit de son premier roman je crois et je retrouve les sensations que j'avais eues en entendant la longue lecture du Rivage des Syrthes lors du marathon des mots, il y a 2 ans, encore enthousiasmé par mon arrivée à Toulouse et sur le chemin des vacances vers Mimizan (le voyage est important chez Gracq).
Voici donc un livre éthéré, qui coule vraiment, plus comme une rivière paisible que comme un robinet. Ou plutôt un lac, ici l'eau coule presque imperceptiblement , même l'écume des vagues est une bande blanche statique. Les personnages sont décrits jusque dans leurs actes, leur essence embrassant leurs sentiments ainsi décuplés, sublimés avant d'être rematérialisés dans une réalité si parfaitement cohérente avec un état d'esprit qu'elle est évidemment douteuse. Mais de doute il n'y a pas car c'est un idéal qui est décrit, un univers alternatif et dont le romantique est un fondement enfoui dans un temps étiré à la limite de la rupture (mais qui ne rompt pas). C'est sans doute là la vraie raison qu'a Albert de ne pas être plus intéressé que ça par les femmes avant d'avoir rencontré Heide, Heide qui est un paysage spirituel, disons un Eden miraculeusement retrouvé comme un souvenir nébuleux.

Je n'en suis pas bien loin dans ma lecture et j'espère que le drame qui s'annonce, avec terreur, sera à la hauteur de sa construction: calme, serein mais horrible dans sa quotidienneté et son inéluctabilité, comme la mort à la fin d'une maladie longue, à la fin non écrite mais suffisante de la neuvième symphonie de Bruckner.
Au chateau d'Argol n'est pas une carte et ne témoigne d'aucun mal, sans doute pas non plus d'un quelconque Bien: il s'agit du paysage de Montano dans sa sauvagerie. La référence littéraire est ici un buisson et une pierre, là l'éclat d'une lumière sur le mobilier, Heide qui sort de l'eau est une peinture de Vénus, immortelle déjà statufiée mais aussi photo jaunie d'une femme dans le déséquilibre d'un mouvement léger et gai et dont la maladresse est une séduction, incomplète et donc sexuellement plus intéressante, comme Pénélope surpasse Calypso pour Ulysse. Je ne connais pas encore la direction que prendra cette histoire, je sais qu'au moins une personne partira, comme Ulysse, encore, après qu'il ait retrouvé Pénélope, ne finit son voyage qu'en repartant vers un autre

Il s'agit d'un roman qui parle de la supériorité de la vie sur l'idée et qui, se faisant, n'oublie pas de dire le contraire. Après tout la vie est une idée, mais quel bonheur de l'avoir imaginée.
Un bon publicitaire parlerait de "moment Nutella", tout simplement.

Le spectateur émancipé

Je continue de lire en parallèle la Théorie de la justice, de Rawls. Mais voilà j'entends de plus en plus, et je vois de plus en plus, peut-être parce que quelque part je le cherche, parler de Jacques Rancière. Rancière représente pour moi la plus grande déception philosophique que j'ai connu jusqu'à présent. Il y en a eu d'autres, et notamment Nietzsche qui a pourtant eu le bon goût de m'énerver avant de me subjuguer une fois habitué à la forme utilisée dans Ainsi parlait Zarathoustra.

Rancière est donc une déception gigantesque que je ne peux pas m'empêcher d'explorer. Il ne s'agit pas de la déception de celui qui attend quelque chose de gigantesque d'un autre qui n'accoucherait que d'un produit banal mais, bien pire, de la déception envers soi-même: la découverte que ce qu'on pense n'est pas révolutionnaire mais est bel et bien pensé par d'autres et parfois bien mieux, au moins dans l'expression. Le spectateur émancipé est l'aboutissement de cette déception, c'est pourquoi j'ai tenu à lire ce livre en premier, quand bien même d'autres de ce philosophe m'attendaient depuis plus longtemps. Il reprend en effet une très grande partie de ce que j'ai écrit dans mon article "La pensivité de l'homme-vrai face au paysage" qui est pour moi très prégnant, et qu'il assume le spectacle comme une possibilité d'émancipation, ce que je croyais être novateur.
Je pense pourtant que Rancière est sur ce point assez innovant lui-même et surtout j'ai encore en tête quelques pensées qui ne sont encore exprimées par personne... un espoir d'innovation et d'utilité est donc encore possible.

J'aurais bien du mal à faire un résumé du livre ou une sorte de fiche de lecture, tant la pensée de Rancière me semble proche de la mienne. Ainsi je ne saurais réellement faire le tri entre ce qu'il dit, ce que j'en déduis et mes interrogations propres. Le livre est bien écrit et agréable à lire. Il est même étonnant de fluidité quand on a entendu son auteur s'exprimer à la radio tant il use et abuse de mots de liaisons pour parfois n'aboutir à rien tant sa pensée lui semble dérouler des évidences honteuses. Ainsi ses interviews se résument souvent par "Bon, alors, voilà, parce que, bon alors là, évidemment, voilà" et l'intervieweur comme l'auditeur, qui ont deviné que le philosophe avait de nombreuses choses à dire, se retrouvent frustrés une fois l'émission terminée.

Dans Le spectateur émancipé, p91, Rancière nous dit ceci:
Le cinéma, la photographie, la vidéo, les installations et toutes formes de performance du corps, de la voix et des sons contribuent à reformer le cadre de nos perceptions et le dynamisme de nos affects. Par là ils ouvrent des passages possibles vers de nouvelles formes de subjectivation politique. Mais aucun ne peut éviter la coupure esthétique qui sépare les effets des intentions et interdit toute voie royale vers un réel qui serait l'autre côté des mots et des images. Il n'y a pas d'autre côté.

Rendez-vous compte: "Il n'y a pas d'autre côté"... Il s'agit du thème de mon blog. Certes en disant "Le devant du derrière des choses" je tente l'ironie et le jeu, mais le programme est identique. Cela me fait penser à un film très intéressant, avec de bons acteurs, dont je ne me rappelle hélas plus le titre, ou un auteur rencontre un grand succès de librairie avec une fiction dont il croit être le seul à savoir qu'elle est autobiographique. Hélas pour lui un ennemi (c'est en fait plus compliqué) décrypte le stratagème et, faussaire à ses temps perdus, crée de toutes pièces un faux livre identique à celui de l'auteur à succès, mais plus ancien, afin que celui-ci soit accusé de plagiat. L'auteur se retrouvera alors face à l'incapacité de se justifier, ne pouvant avouer le "crime" de la fiction en réalité bien réel, et ira jusqu'à remettre en cause l'authenticité de sa mémoire, de son unicité et de son intégrité toute entière. Je n'en suis pas là, mais bon, mince quoi !

p127, à propos d'Hegel, au sujet d'un commentaire d'Hegel sur une peinture représentant des mendiants sévillans de Murillo:
Il en parle incidemment au cours d'un développement consacré à la peinture de genre flamande et hollandaise ou il s'applique à renverser la classique évaluation de la valeur des genres de peinture en fonction de la dignité de leurs sujets. [...] Ils [les mendiants sévillans] témoignent d'une béatitude qui est presque semblable à celle des dieux olympiens.

On rentre là dans une considération esthétique des plus intéressantes. D'une part je me sens un peu réconcilié avec Hegel, sans doute pas encore suffisamment, d'autre part cela me conforte dans l'idée que c'est le spectateur qui donne du sens et non le créateur (même si, specteur averti de sa propre oeuvre, il est capable d'y trouver beaucoup). Car je ne pense pas, je peux me tromper, que l'olympisme de la mendicité soit vraiment vécu comme tel par les intéressés. L'artiste est donc avant tout "homme-vrai pensif face au paysage", spectateur préparant une expression, artistique si il veut mais peu importe avant le désir d'expression.

A la page 130 Jacques Rancière propose une jolie définition de la pensivité. Cette notion je l'avais déjà entendue à la radio, puis trouvée citée dans un blog d'un livre qui n'a pourtant pas grand chose à voir avec le spectacle. Je la répète ici car je pense qu'il y a peut-être quelque chose de plus encore que l'approche esthétique présente permet d'aborder:
"La pensivité des animaux ou du moins ce que je cherche ainsi à désigner et à atteindre, n'est ni un divertissement ni une curiosité : ce qu'elle établit c'est que le monde où nous vivons est regardé par d'autres êtres, c'est qu'il y a partage du visible entre les créatures et qu'une politique, à partir de là, pourrait être inventée, s'il n'est pas trop tard." de Jean-Christophe Bailly dans Le versant animal.

Enfin p138, en abordant le travail de Godart sur et avec le cinéma, il me semble qu'on pourrait réfléchir au web, non pas comme une redéfinition de l'art cette fois-ci mais comme d'une redéfinition de l'interaction elle-même. Bien sûr le web n'est pas accompli et il ne représente même pas un espace social à proprement dit, dans lequel l'art, selon la représentation classique, serait finalement assimilé à toute interaction sociale, mais il y a cette idée pluridimensionnelle du discours qui n'existe pas vraiment dans l'écriture.